Le musée du Louvre-Lens présente l’exposition la plus ambitieuse jamais consacrée à Homère, le « prince des poètes », auteur de deux célèbres épopées, qui n’ont eu de cesse d’imprégner nos
sociétés depuis l’Antiquité : l’Iliade et l’Odyssée. Elle propose d’explorer les origines de cette influence fascinante d’Homère sur les artistes et sur la culture occidentale à travers les siècles, mais aussi d’en percer les nombreux mystères…

IIe siècle après J.-C. Portrait imaginaire d’Homère, buste en marbre, H. 54 cm ; L. 25 cm
Achille, Hector, Ulysse… autant de noms qui continuent à résonner dans nos esprits aujourd’hui. De l’Antiquité à la Renaissance, les artistes ont puisé dans les récits d’Homère une multitude de sujets fondamentaux qui ont façonné l’histoire de l’art. Comment expliquer ce succès ininterrompu ?
Cette première exposition d’envergure internationale se propose d’interroger la référence à Homère et aux héros de l’Iliade et de l’Odyssée. L’occasion aussi de soulever de nombreuses questions : Homère a-t-il existé ? Est-il l’auteur unique de cette œuvre littéraire monumentale ? Où et quand a-t-il vécu ?
Si les poèmes homériques ont été des sources répétées d’inspiration, cela tient sans doute à une « homéromanie » dont l’exposition se propose d’explorer les enjeux et d’analyser les diverses manifestations dans le langage, la littérature, les sciences, les arts, la morale et l’art de vivre.

20e siècle Twombly Cy (1928-2011), La mort de Patrocle, huile sur toile, mine de plomb, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle / DROITS D’AUTEUR: © Cy Twombly Foundation / CRÉDIT Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat
À travers près de 250 œuvres, allant de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, l’exposition offre une plongée inédite dans la richesse du monde homérique. Le parcours propose un panel d’œuvres
aussi dense et varié que l’influence d’Homère, allant de peintures et objets de la Grèce antique, sculptures et moulages, tapisseries, jusqu’aux peintures de Rubens, Antoine Watteau, Gustave Moreau, André Derain, Marc Chagall et Cy Twombly.
Un périple dans l’univers d’Homère
Après un prélude consacré aux dieux de l’Olympe, le visiteur commence son parcours par une rencontre avec le « prince des poètes » et surtout les mystères qui l’entourent. Il embarque ensuite
aux côtés des principaux héros de l’Iliade et de l’Odyssée : objets archéologiques et œuvres modernes évoquent la manière dont ces épopées fondatrices, maintes fois repensées, interprétées, actualisées, ont été mises en images au fil du temps.

Le parcours propose un détour par les « poèmes du Cycle », ces récits relatant les scènes les plus célèbres de la guerre de Troie, qui appartiennent à d’autres poèmes aujourd’hui disparus. Le cheval de Troie, la mort d’Achille, l’enlèvement d’Hélène…
Ces épisodes permettent de comprendre l’étendue de la matière épique antique et le miracle que constitue la conservation des œuvres d’Homère. L’aventure s’achève par une exploration des phénomènes d’« homéromanie » qui ont marqué la science archéologique et inspiré des œuvres ou des comportements, suivant une imitation homérique très féconde, jusque dans la vie quotidienne.
PARCOURS DE L’EXPOSITION
Qui est Homère ?
Dès l’entrée, le ton est donné : l’assemblée des dieux de l’Olympe et la Muse accueillent le visiteur et dialoguent avec deux œuvres contemporaines inspirées par le « prince des poètes », dont le tableau de Cy Twombly. Un objectif guide le début de l’exposition : dégager le visiteur des certitudes acquises sur Homère, pour lui faire entrevoir le caractère fécond de nos ignorances. Les portraits du poète, de l’Antiquité à nos jours, témoignent par leur nombre et leurs variétés, de ces interrogations jamais résolues sur sa biographie, mais aussi du désir sans cesse renouvelé de fixer ses traits. Aveugle, barbu, errant ou trônant, tenant un bâton ou rouleaux à la main,
Homère a inspiré aux artistes de toutes les époques des portraits très différents. Le poète a aussi fait l’objet de plusieurs biographies dans l’Antiquité et de nombreuses recherches depuis la Renaissance. Mais la question reste toujours posée quant à son existence.
Du récit chanté, jusqu’au récit écrit
L’exposition propose de confronter le visiteur à un autre aspect de l’œuvre homérique que l’archéologie a bien mis en évidence aujourd’hui : le caractère anachronique du monde des héros. On a longtemps pensé que le monde chanté par Homère dans l’Iliade et dans l’Odyssée était un monde historique, datable, que reflétaient les vers du poète. Mais l’analyse attentive du monde matériel des héros met en évidence son hétérogénéité que manifestent des anachronismes archéologiques. Une vitrine rassemble une série d’objets dont la datation s’étale du 16e siècle avant J.-C. au 8e siècle avant J.-C. et qui correspondent à des mentions faites dans les poèmes. Ils ne peuvent avoir été archéologiquement contemporains. Les anachronismes des poèmes se manifestent par la sédimentation d’éléments de plusieurs époques liée à la transmission orale sans cesse adaptée d’une matière poétique.

André Derain, « Retour d’Ulysse », vers 1938 © Paris, Centre Pompidou.
L’Iliade, une année au cœur de la guerre de Troie
« Chante, Déesse, la colère d’Achille, fils de Pélée, colère funeste qui causa tant de malheurs aux Achéens, qui précipita dans les Enfers les âmes courageuses de tant de héros (…) ».
L’Iliade, composé de seize mille vers répartis en vingt-quatre chants, concerne une année seulement de la guerre de Troie, qui dura dix ans. Le récit porte tout entier sur la colère d’Achille, le plus illustre des guerriers grecs. Véritable chronique de guerre, ponctuée de nombreux détails et entrecoupée de scènes de débat, l‘Iliade n’a cessé d’inspirer les artistes de l’Antiquité à nos jours. Bien que le texte foisonne de descriptions précises, il n’a pas empêché les artistes de donner libre cours à leur imagination créatrice en interprétant le récit homérique au gré de leur propre personnalité et sensibilité.
Le premier chapitre invite à découvrir l’humanité complexe et exemplaire de ces héros. Si extraordinaires soient-ils, ils n’en demeurent pas moins des êtres humains, animés de sentiments puissants qui nous les rendent plus proches. Les vers du poème décrivent avec justesse des émotions aussi variées que l’amour fidèle d’Andromaque pour Hector, la mélancolie d’Hélène sur les remparts de Troie (peinte par Gustave Moreau au 19e
siècle), la colère d’Achille envers Agamemnon (que donne ici à voir Il Baciccio, au 17e siècle), ou encore le chagrin de Priam pour récupérer le corps de son fils. Les œuvres rassemblées illustrent la façon dont les artistes, inspirés par ces passions, ont tenté de représenter ces personnages héroïques aux sentiments très humains.
Thème central de l’Iliade, la guerre, elle aussi, n’a cessé de nourrir l‘imagination au fil des siècles. L’équipement des guerriers est très présent dans le texte d’Homère. Le poète décrit précisément les armes des personnages – les cuirasses, les casques avec leurs cimiers, les épées –, leur fabrication et même leur usage : le bruit des armes qui frappent le métal, les blessures… Les épisodes de duels donnent lieu à des moments de grande virtuosité dans la représentation des différentes pièces des armures, en particulier le célèbre bouclier d’Achille, figure centrale du tableau de Pierre-Paul Rubens, Hector tué par Achille. La représentation de cet armement a évolué en fonction des époques et des artistes qui l’ont souvent adapté de façon contemporaine.

[1] Honoré Daumier (1808-1879), « Le désespoir de Calypso » Lithographie Paris, Bibliothèque nationale de France © BnF. [2] Honoré Daumier Ménélas vainqueur Paris, 1842 © BnF
Conséquence directe de la guerre, la mort n’est pas éludée par Homère, tout au contraire. Le poète relate au fil de l’épopée la mort de presque deux cents guerriers, Grecs comme Troyens. Présente sur les céramiques grecques dès le 6e siècle avant J.-C., la mort de Sarpédon traverse les âges avec les mêmes références visuelles, comme l’illustre le tableau d‘Henri Lévy au 19e siècle : le corps du héros troyen est emporté par Hypnos et Thanatos, génies ailés personnifiant le Sommeil et la Mort. Une des autres représentations qui s’est imposée dans l’histoire de l’art est le sort déshonorant infligé par Achille à la dépouille d’Hector, traînée derrière son char autour du tombeau de Patrocle.
L’Odyssée, un retour à Ithaque, semé d‘embuches
« Chante-moi, ô Muse, ce héros aux mille ruses, qui longtemps erra sur la terre après avoir pillé la ville sacrée de Troie, celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, celui qui sur les mers passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses compagnons dans leur patrie. »
Après avoir permis aux Grecs de piller la ville de Troie, Ulysse entreprend de regagner sa patrie, l’île d’Ithaque, où l’y attendent son épouse, Pénélope, et leur fils, Télémaque. L’Odyssée relate ce périple ponctué de rencontres et d’épreuves, et qui va s’étendre sur dix années. Les contrées que traverse le héros sont peuplées de monstres, de prodiges et de pièges : le dieu Poséidon déverse sa colère sur Ulysse qui a osé aveugler son fils le Cyclope ; le héros navigateur croise la route de la magicienne Circé, de la nymphe Calypso, des terribles sirènes ou encore des monstres Charybde et Scylla. De retour chez lui, il doit faire preuve une nouvelle fois de cette intelligence ingénieuse que les Grecs nomment métis, pour contrer le complot que les prétendants de Pénélope ont mis au point en son absence.
Les rencontres d’Ulysse avec des créatures monstrueuses ont constitué une réserve intarissable de sujets que les artistes n’ont eu de cesse d’exploiter. En Grèce, les sirènes et le Cyclope ont été les épisodes les plus représentés par les peintres de céramique à figures noires et à figures rouges. Dès le départ néanmoins s’est posée la question de mettre en image ces figures, qu’Homère ne décrit jamais très précisément. Du cyclope, le poète ne dit qu’une chose : qu’il ne possède qu’un seul œil. Mais où se situe-t-il ? En a-t-il un autre borgne ? Autant d’interrogations que les artistes, suivant les époques, ont cherché à résoudre. Les sirènes à la « fraîche voix », dont on sait seulement que leur chant est agréable, ont pris tour à tour la forme d’oiseaux, de femmes-poissons, ou encore de femmes jouant de la lyre. Différentes interprétations qui ont traversé les siècles, des peintures grecques du 6e siècle avant J.-C. jusqu’aujourd’hui, à l’image des lithographies de Marc Chagall.
Si l’Iliade est essentiellement un poème d’hommes, l’Odyssée consacre une place beaucoup plus importante aux figures féminines. Elles ponctuent le voyage d’Ulysse et, comme les monstres, constituent pour le héros autant d’épreuves redoutables : la nymphe Calypso qui tente de le séduire et le
retient sept ans sur son île, la magicienne Circé qui essaie de le charmer par ses potions, ou encore la jeune Nausicaa, princesse du royaume des Phéaciens, qui lui est promise en mariage. La figure féminine maléfique, incarnée par Circé, a connu un très grand succès dans la peinture européenne occidentale au 19e siècle, comme en témoigne la mise en image qu’en fait le peintre John William Waterhouse. Tout aussi rusée que son époux, Pénélope apparaît comme le double féminin d’Ulysse : ayant promis à ses prétendants qu’elle leur donnerait une réponse le jour où elle aurait fini de tisser le suaire de son beau-père, elle défait la nuit l’ouvrage réalisé le jour. Les artistes la représentent souvent en train de tisser son ouvrage, ou dans une attitude d’attente mélancolique, comme la statue d’Antoine Bourdelle.
Au-delà des péripéties d’Ulysse, le thème fondamental du poème reste le retour du héros à Ithaque. Si ce retour revêt une dimension symbolique, celle de l’âme qui trouve la sagesse, il est aussi pour Ulysse le lieu des dernières aventures, l’étape finale d’un périple où la teneur de ses exploits atteint son sommet. Être reconnu par ses proches constitue la première étape décrite par Homère, des reconnaissances qui ont été largement représentées par les artistes à l’époque moderne. Ulysse doit ensuite réussir l’épreuve du tir à l’arc, en faisant passer l’une de ses flèches au travers de douze haches, pour répondre au défi de Pénélope qui a promis sa main au vainqueur. Cet épisode compte parmi ceux ayant donné le plus de difficultés aux artistes qui ont cherché à le mettre en images, Homère ne donnant aucune précision sur le déroulé précis de l’épreuve. La vengeance du héros s’abat enfin sur ceux qui espéraient usurper sa place : le massacre des prétendants n’a cessé de traverser les siècles depuis l’époque des peintres à figures rouges (ci-contre) jusqu’aux 19e et 20e siècles, comme
l’illustre l’œuvre de Gustave Moreau (Les Prétendants).
Les « poèmes du Cycle » : si la guerre de Troie m’était contée
L’enlèvement d’Hélène, le cheval de Troie, le jugement de Pâris, la mort d‘Achille… Nous associons parfois ces épisodes célèbres de la guerre de Troie aux récits d’Homère, mais en réalité certains ne sont pas racontés, ou tout juste évoqués, dans l’Iliade et l’Odyssée. Ils appartiennent à d’autres poèmes aujourd’hui disparus, qui forment avec les deux récits d’Homère ce que les spécialistes appellent « les poèmes du Cycle », dans lesquels étaient racontésla totalité du conflit qui oppose les Grecs aux Troyens. Ils permettent de comprendre l’étendue de la matière épique antique et le miracle que constitue la conservation des œuvres d’Homère. Parmi ces scènes les plus connues, Le Jugement de Pâris a fait l’objet de très nombreuses représentations, comme celle du peintre Antoine Watteau. Pâris est ce jeune berger troyen qui, en remettant la pomme à la plus belle déesse et choisissant Aphrodite, irrite profondément Héra, femme de Zeus, qui jure de se venger en faisant souffrir les Troyens, jusqu’à la destruction de leur cité. Cette fin malheureuse est obtenue avec le piège du cheval de Troie.
Homéromanie : ce désir d‘Homère
Homère et son œuvre exercent une attraction sans précédent depuis l’Antiquité. Les Anciens ont inventé les notions d’« homérophile » et d’« homéromane » pour désigner les lecteurs désireux de connaître le poète et d’imiter ses héros. D’Alexandre le Grand à Victor Hugo, nombre d’artistes, écrivains, hommes politiques, conquérants ou simples citoyens ont puisé dans l’œuvre du poète des exemples de savoir-vivre, de savoir-être et de savoir-mourir. Homère est aussi un poète de l’art, des objets et de leur fabrication, ainsi que le souligne le philosophe Montaigne.

La langue homérique est riche de mots et d’expressions qui décrivent avec réalisme des objets relevant de plusieurs domaines comme l’armement, le mobilier, la cuisine, les constructions navales ou encore les attributs vestimentaires.
Les épopées homériques constituent en ce sens un manuel de savoir-faire que certains artistes ont pu utiliser pour recréer ces objets décrits par le poète. Des produits dérivés que Victor Bérard qualifie d’« homériqueries » et qui n’ont cessé de décorer salons et bibliothèques depuis l’Antiquité, tant à Alexandrie et Pompéi qu’à Paris ou Berlin.
Armés de ces descriptions matérielles précises, certains archéologues ont aussi cru retrouver des « reliques » du monde d’Homère dans le cadre de fouilles en Grèce et Asie mineure. Des exemples qui soulignent combien l’univers matériel d’Homère a nourri un désir d’imitation d’une rare fécondité.
Rire avec Homère
L’exposition fait la part belle à d’autres imaginaires – du cinéma à la musique, en passant par la BD et la caricature – influencés par l’œuvre d’Homère. On parle couramment du « rire homérique », à propos d’un éclat de rire bruyant et spontané. L’expression provient du livre I de l’Iliade dans lequel est décrit le rire énorme et transcendant des dieux se moquant d’Héphaïstos. Les pastiches de l’Iliade et de l’Odyssée, qui constituaient déjà un genre littéraire à part entière en Grèce et à Rome dans l’Antiquité, montrent comment de tout temps, auteurs et lecteurs ont aimé rire avec Homère. Celui qui a su, au 19e siècle, « détourner » le mieux Homère et ses héros, dans des caricatures aussi puissantes que méchantes, demeure Honoré Daumier, dont l’exposition montre une hilarante série de dessins comiques. Parus dans Le Charivari, célèbre journal satirique de l’époque, ils revêtent un aspect politique fort : en se moquant de la référence académique à l’Antique,Daumier s’attaque du même coup au pouvoir établi et aux privilèges.
Aux 20e et 21e siècles, cette homéromanie s’est confortée. Le cinéma notamment réinvente l’épopée en réécrivant les épisodes de la guerre de Troie ou les aventures d’Ulysse : Ulysse (1954) de Mario Camerini avec Kirk Douglas ; Troie (2004) de Wolfgang Petersen avec Brad Pitt ; ou encore O’Brother (2000) des frères Cohen, qui puisent dans Homère les formes d’une interrogation dérisoire sur le monde moderne. La musicalité des vers de l’Iliade et l’Odyssée semble avoir nourri la bande-son de ces films. Et c’est au son des grands compositeurs – Claude Debussy (les Sirènes), Monteverdi (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie), etc. – que s’effectue la sortie, en douceur, de l’univers homérique.
Commissariat : Alain Jaubert, écrivain et cinéaste, Alexandre Farnoux, directeur de l’École française d’Athènes, Vincent Pomarède, administrateur général adjoint du Louvre, Luc Piralla, directeur adjoint du musée du Louvre-Lens, assistés d’Alexandre Estaquet-Legrand.
INFORMATIONS PRATIQUES
Exposition du 27 mars au 22 juillet 2019
Ouvert tous les jours de 10h à 18h, sauf le mardi
Gratuit pour les moins de 18 ans
18-25 ans : 5 € / tarif plein : 10 €
Musée du Louvre-Lens
99 rue Paul Bert – 62300 Lens
T : +33 (0)3 21 18 62 62 / www.louvrelens.fr